Vin des rois, roi des vins
Au Moyen-âge, Paris et toute l'Île de France étaient couvertes de vignes. Tous les côteaux étaient voués à la gloire de Bacchus, dieu du vin. Les Parisii, première peuplade à avoir colonisé la région et qui devait lui donner son nom, y produisaient déjà du vin, dès l'époque gallo-romaine, c'est à dire jusqu'au IVème siècle de notre ère.
Jusqu'au XVIIIè siècle, le vin d'Île de France était considéré comme le meilleur du pays. On estime que la surface cultivée était de l'ordre de 42 000 hectares, loin devant la Guyenne et la Gascogne !
Rien qu'à Paris et dans sa proche périphérie, il était cultivé sur les collines de Belleville, Passy, Auteuil, Nanterre, Suresnes et bien sûr Montmartre.
Les vignerons montmartrois avaient pour habitude d'offrir chaque année, au jour anniversaire de son couronnement, quatre muids de vin de la Goutte d'or, c'est à dire plus de mille litres (!), de quoi étancher n'importe quelle soif... Au Moyen Age, ce sont les moines qui reprirent l’exploitation des vignobles. Les abbayes de Saint Denis vendangeaient à Nanterre et celle de Saint Germain des Prés, à Suresnes.
Les Dames de Montmartre possédaient un pressoir près de l’église St Pierre. L’ancienne rue du Pressoir (actuelle rue St Eleuthère) l’a longtemps rappelé. Les vignerons avaient l’obligation de venir y presser leur raisin, et devaient s’acquitter d’une redevance au profit de l’abbaye.
L'histoire de ce quartier commence donc par un banquet, ou plutôt un concours d'oenologie, organisé au XIIIème siècle par le roi Louis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis.
Une année, le Premier prix consacra un vin de Chypre "Pape des vins". Le second, un vin de Malaga fut nommé "Le cardinal des vins". Le troisième enfin, un vin blanc de Montmartre appelé La Goutte d'or, fut modestement consacré "Roi des vins".
Tout naturellement, cette soudaine célébrité donna son nom à ce petit quartier du bas Montmartre, même si au XVIIème siècle, la qualité de ce vin, de plus en plus concurrencé par les vins de Bourgogne et d'Aquitaine, souffrait de la comparaison avec ses grands concurrents.
Marchands de vin au XVè siècle
Le manque d'ensoleillement ne permettait en effet que la récolte d'un vin de qualité médiocre, aux qualités plus diurétiques que gustatives. D'ailleurs ne disait-on pas: "Le vin de Montmartre, qui en boit pinte en pisse quatre" ?
Au XIXème siècle, la réputation du vin de Montmartre allait en décroissant. Il fut appelé familièrement le "picolo", petit vin de pays, nom dont les dérivés dans le langage courant ont plutôt une connotation négative: picoler, de la piquette...
Mais il n'empêche, le quartier sera à tout jamais connu sous le nom plus poétique et plus évocateur de la Goutte d'Or.
Notons toutefois que le vin de Montmartre, qui n'est désormais récolté que sur la Butte, entre les rues St Vincent et des Saules, a fait sa révolution en 1995.
Un oenologue fut embauché, afin d'en améliorer la qualité et la réputation. Un inventaire du vignoble fut réalisé. Celui-ci fut entièrement rénové avec de nouvelles méthodes de drainage, changement de cépages, de taille et d’élevage… Le personnel affecté à l’entretien de la vigne fut spécifiquement formé à la culture de la vigne. Ce sont les jardiniers qui s’occupent aussi de la vinification jusqu’à la mise en bouteille, sous l’autorité de l’œnologue.
Le résultat escompté fut au-delà des espérances, enregistrant un changement radical dès la première année (millésime 1995) et des progrès constants chaque année. C’est ainsi que le vin peut être qualifié, selon les spécialistes, de « vin de petite montagne », avec une robe brillante d’un rouge profond aux reflets violets.
Le nez, assez intense, révèle des arômes floraux de pivoine et de rose rouge épanouies, mêlés à des senteurs de fruits noirs, cassis, myrtille, mûres. L’attaque en bouche est exceptionnellement souple et chaude ; la charpente bien constituée résulte d’une cuvaison prolongée. Il titre naturellement 12°5 d’alcool.
Mieux que beaucoup de Beaujolais nouveaux en somme !
Le rattachement de Montmartre à Paris
Le sous-sol étant riche en gypse, des carriéres y sont exploitées, le plâtre obtenu fournit un matériau de construction utilisé dans une grande partie de la capitale. La rue Blanche, plus à l'ouest, tire son nom des traînées de poussière blanche que laissaient derrière elles les carrioles qui transportaient le gypse de Montmartre vers Paris.
Dans ce territoire cohabitent donc marchands de vin et plâtriers. La Goutte d'or est alors un hameau champêtre et tranquille.
Entre 1830 et 1840, les terres agricoles sont loties, la population rurale est peu à peu remplacée par une population ouvrière, aprés l'installation dans le quartier d'ateliers de métallurgie par François Cave, dans la rue qui porte son nom. Et non loin de là, rue des Poissonniers, Antoine Pauwels acquiert un vaste terrain pour la construction de machines à vapeur.
Le conseil municipal décide la construction d'une nouvelle église pour accueillir les fidèles nouvellement arrivés: l'église St Bernard de style néo-gothique, fut consacrée en 1861 par l'architecte Magne.
Les siècles passent, mais l'événement capital qui marquera définitivement l'histoire du quartier de la Goutte d'or est sans conteste le rattachement de Montmartre à Paris en 1860.
Immeuble du 86, boulevard de Rochechouart. Sur la façade subsistent deux plaques rappelant le rattachement de la commune de Montmartre à Paris en 1860.
Napoléon III, grâce à qui Paris devint une ville moderne, confia à son préfet Haussmann la réalisation de ses grands travaux. Malgré les progrès entrepris par les rois de France et par Napoléon 1er, la capitale était restée largement une ville à caractère médiéval, du fait de la configuration de ses quartiers.
Peu d'hygiène, des rues étroites et enchevêtrées, un air vicié, des communications rendues difficiles par la surpopulation de certains quartiers et par l'étroitesse des rues, peu de places, peu d'artères importantes...
Les efforts du préfet Rambuteau, quelques années avant Haussmann, montrèrent la voie. Mais la Révolution industrielle, qui trouva sous le Second Empire tous les facteurs nécessaires à son formidable essor, nécessitait la création de nouveaux quartiers et c'est alors que l'on imagina de créer le Grand Paris.
Quoi de plus évident que d'annexer les petits villages de la périphérie parisienne ? C'est ainsi que le 1er janvier 1860, par décret impérial, onze communes proches de Paris furent annexées à la capitale, pour former huit nouveaux arrondissements, qui passèrent donc de douze aux vingt que nous connaissons encore aujourd'hui.
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De ce jour, Belleville, Bercy, Vaugirard, Grenelle, Passy, Auteuil, La Villette, La Chapelle, Batignolles-Monceau, Charonne et Montmartre devinrent de simples quartiers parisiens. C'est ainsi que les habitants des anciens quartiers centraux de Paris furent peu à peu expulsés du centre ville par les travaux d'Haussmann pour peupler ces nouveaux espaces périphériques.
Plan du quartier en 1850
La vocation de ce nouveau quartier de l'ancien Montmartre fut aussi d’accueillir les vagues de population venant de province attirées par le travail fourni les nombreuses industries nouvelles, créées dans Paris intra-muros ou dans la proche banlieue.
C'est la raison pour laquelle les immeubles qui y furent construits le furent en adéquation avec les nouvelles populations qu'elles allaient accueillir: de petits logements pour les célibataires "montés à Paris" pour y faire leur vie, et de nombreux hôtels ou meublés pour y accueillir des familles à faible revenu. Ces caractéristiques vont désormais faire du quartier un lieu privilégié d'accueil de toutes les vagues migratoires à venir.
Enfin, le pont de rue Jean François Lépine qui relie la Goutte d'or à la Chapelle fut construit en 1877, pour désenclaver le quartier.
Un quartier bigarré
Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, les provinciaux seront les premiers à investir le quartier. Les Alsaciens, les Nordistes, Picards, Flamands furent bientôt suivis des Belges, puis des Italiens, Polonais, Espagnols, et enfin Portugais un peu plus tard. Les premiers Kabyles n'arrivèrent qu'à la fin du XIXème siècle.
Un café à Barbès en 1900.
La misère ouvrière, la promiscuité et les ravages de l'alcoolisme de cette époque ont été restitués avec talent et réalisme par Zola, notamment dans son roman l'Assommoir (1877), du nom d'un bistrot du quartier de la Goutte d'Or où les ouvriers du quartier venaient boire leur paye hebdomadaire. Aristide Bruant, le grand chansonnier de la fin du XIXème siècle l'a aussi immortalisé dans une chanson appelée fort justement... A la Goutte d'or (1900) !
Ilot insalubre à la Goutte d'or
L'immigration nord-africaine date des années 1950/1960, surtout dans le quartier Barbès-Rochechouart. D'autres arrivées, dans la seconde moitié du XXème siècle, (Africains de l'Ouest, Asiatiques, Grecs, Turcs, Yougoslaves, ressortissants des Balkans, Ukrainiens, Russes), achèveront de donner une atmosphère pluri- ethnique au quartier.
La Goutte d'or: un bilan contrasté, mais un quartier en devenir
Chaque arrondissement de Paris est divisé administrativement en quatre quartiers (80 au total donc). La Goutte d'or est le 71ème quartier de Paris. Les trois autres quartiers du 18ème arrondissement sont les Grandes Carrières, Clignancourt et La Chapelle.
Le périmètre du quartier de la Goutte d'or s'étend du boulevard de la Chapelle au sud aux boulevards périphériques au nord. Il est moins peuplé au nord qu'au sud, en raison des emprises de la SNCF (voies ferrées de la Gare du Nord) qui le traversent.
L'habitat vieillissant, devenu insalubre au fil des ans, a fait l'objet d'un vigoureux plan de rénovation au milieu des années 1980. A tel point que les îlots concernés ont pratiquement tous disparu. La population jeune (moins de 20 ans) y est sur-représentée par rapport à la moyenne parisienne (près de 25% de la population de la Goutte d'or a moins de 20 ans, contre moins de 20% pour l'ensemble de Paris).
De même, la population masculine est de 60% supérieure à la population féminine (1,6 homme pour 1 femme), alors que la parité est quasiment observée dans le reste de la capitale.
Populaire de tradition, le quartier de la Goutte d'or attire ceux qui recherchent l'exotisme en plein Paris. Les habitants aiment leur quartier, bien desservi en moyens de transport, et apprécient de s'y retrouver entre eux.
Mais tout n'est pas rose à la Goutte d'or. Même si de réels progrès ont été accomplis, il reste encore plusieurs points noirs.
La prostitution, endémique dès le XIXème siècle, s'y perpétue encore de nos jours.
La délinquance y est aussi omniprésente. Là encore, le phénomène n'est pas nouveau. Il date du début du XXème siècle, à l'époque où les règlements de comptes entre Apaches (les voyous de l'époque), mais aussi entre souteneurs et policiers inspirèrent le film Casque d'or. Mais si la pègre traditionnelle a quasiment disparu, ce sont surtout les faits de petite délinquance qui sont constatés.
Ce petit territoire (moins d'1km²) concentre presque tous les types de délinquance: prostitution, vols à l’arrachée, trafics et consommation de stupéfiants, recels de produits volés, troubles à l’ordre public, ventes d’aliments illicites, fraudes aux prestations sociales, travail dissimulé, infractions fiscales…
La saturation des transports est criante et les véhicules de livraison garés en double file sont des obstacles à la fluidité du trafic.
Le métro Barbès
Enfin, la propreté des rues est plus qu'approximative, ce qui nuit à la réputation du quartier. Pourtant, depuis le début de ce siècle, le quartier s'embourgeoise à grande vitesse et a tendance à changer rapidement.
Les environs de l'église St Bernard, la place de l'Assommoir, le boulevard Barbès, la rue Polonceau ou la villa Poissonnière, par exemple, sont très recherchés, et les prix de l'immobilier y ont augmenté de 50% depuis les années 2000.
Alors, quel avenir pour la Goutte d'or ?
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