LA BONNE CHERE ET LES PLAISIRS DE LA CHAIR

Le plaisir des papilles l'emporte souvent sur la santé, et le goût sur les principes diététiques. L'amertume, dérestée, est compensée par le sucre, qui s'impose à la fin du XIVè siècle dans la cuisine aristocratique et vient équilibrer l'appétence pour les saveurs aigre-douces, à base de vinaigre et de verjus. mais ces ingrédients sont considérés comme des excitants.


1/ Sexualité et nourriture


"Quand le ventre est distendu par la nourriture et irrigué par les beuveries, s'ensuit le plaisir sexuel" dit un moine du VIIè siècle, Defensor de Ligugé...

C'est là une idée répandue; il faut mettre au régime les populations à haut risque, telles les jeunes filles ou les veuves, à qui l'on conseille de ne pas manger les volailles, qui passent pour échauffer les sens, de même que le poireau, les fèves et les épices, en particulier le safran.

Nombreuses sont les métaphores alimentaires de la sexualité. Une femme sexuellement affamée est dite "chaude sur le potage"; elle "mange de la viande par les deux bouches"...
Les cuisses sont comparées à des jambons, les seins à des pommes, leur blancheur à la fleur de farine et leur moelleux à celui du fromage frais. Le sexe féminin l'est à une figue, et la verge à une grosse andouille. Même les ustensiles culinaires évoquent l'acte sexuel: piler au mortier et battre le beurre sont des représentations codées du coït.

sexualité



LA CHIMIE CULINAIRE


Le cuisinier médiéval sait faire bon usage des colorants alimentaires, tous naturels. Les belles couleurs stimulent l(appétit. Celles que l'homme médiéval préfère sont le vert, symbole de la jeunesse, le rouge, symbole de courage, et l'or, symbole à la fois du pouvoir terrestre et de la puissance divine.

Pour satisfaire leurs nobles clients, peintres et cuisiniers travaillent de conserve.Leur imagination est sans limite et leurs inventions pafois de mauvais goût: ils vont jusqu'à maquiller des poulets vifs, plumés et endormis, en poulets rôtis, que l'on réveille à table, à la pointe du couteau !


1/ Des matières à saveur ajoutée


Afin de bien contrôler les températures de cuisson et pour ne pas gâcher le goût des préparations culinaires, le cuisinier utilise du petit bois, facile à doser, et surtout du charbon de bois, qui ne dégage pas de fumée. Il n'ignore rien du goût que le bois donne aux mets. Il utilise en toute connaissance de cause du genevrier pour fabriquer des broches à rôtir des volailles, des branchettes de noisetier pour les boulettes de viande, et même du foin mouillé pour griller le poisson.

Ce savoir botanique du cuisinier s'applique aussi aux préparations à froid. Il sait qu'un contenant ligneux peut modifier le goût et la coloration du contenu, ainsi pour l'eau, ou l'améliorer, comme pour le vin. Les épices sont conservées dans des boîtes d'if, le lait est dosé en mesures en bois, les prunes rangées dans des barils, les cailles salées et les harengs saurs, en barriques.

Les matériaux des récipients de cuisine ou de stockage répondent aux mêmes exigences en matière de saveurs ou de contact alimentaire. Face au verre, insipide, la terre cuite, jugée bonne pour la santé, passe pour donner meilleur goût aux aliments. Une saveur douce, musquée, qui convient aux sauces, aux gelées, à la préparation de certains mets, comme les tripes, les porées, les potages...

Le cuisinier sait par expérience qu'il doit mettre la mettre la mère de vinaigre dans un pot de bois ou de terre, surtout pas de fer ou de bronze. Il fait sûrir le lait dans des pots de "morte matière" (de l'étain riche en plomb). A cette exception près, le bon ménager use avec prudence des métaux surtout le cuivre, dont il craint les effets nocifs.


2/ Les modes de cuisson


Le secret de la cuisine médiévale réside dans la succession des cuissons et le nombre des ingrédients, qui permettent des combinaisons d'une grande diversité. La cuisson est en général double, voire triple: on ébouillante souvent les mets dans des pots de terre ou des chaudrons avant de les griller ou de les frire. C'est le cas des saucisses, du lapin, d'abord bouilli, puis cuit au revenu avec des oignons. D'autres viandes sont mises à la broche ou au gril avant que d'être bouillies.

A défaut de sablier, la durée des cuissons est calculée en temps de prière. On cuit "de l'heure de vêpres jusques au soir". On fait bouillir les ravioli de viande le temps de dire deux Pater noster; d'autres mets encore nécessitent un Miserere (les noix mises à bouillir pour en ôter l'amertume) ou trois Ave Maria. Les cuisines médiévales devaient bourdonner de prières marmonnées par les marmitons...


cuisson


3/ Les couleurs de la cuisine


Dans la cuisine aristocratique, l'art et le goût font si bon ménage que peintres et cuisiniers ont souvent à travailler de conserve.

Les ouvriers de bouche multiplient les plats colorés: civet rosé, tarte blanche, sauce cameline (c'est à dire couleur poil de chameau) ou sauce verte pour accompagner le poisson frit.L'esthétisme n'est pas la seule motivation, et la couleur n'est pas seulement affaire de goût. Elle attise l'appétit et répond à des exigences symboliques; ainsi, les aliments de couleur blanche passent pour plaire aux malades.

Le cuisinier va jusqu'à adapter les couleurs à la saison.En hiver, le potage de tripes doit être brun, mais tirer sur le jaune en été. A travers les couleurs des plats, c'est tout l'imaginaire médiéval qui s'exprime. Le cuisinier est un chimiste hors pair. Il sait obtenir des couleurs saturées (par exemple du vert jade pour le flan aux herbes) et des teintes rares, comme la sauce italienne bleu céleste d'été. Il sait nuancer sa palette; selon le dosage, l'orcanette donne du rouge ou du bleu et, mêlée de safran, du vert. Cette couleur prédomine naturellement en raison de la multitude d'herbes utilisées en cuisine.

Les colorants alimentaires proviennent aussi des produits du terroir. Le cuisinier emploie du lard frit pour colorer la porée de légumes et du pain pour les sauces; celui-ci, s'il est grillé, roussi ou brûlé, donne des teintes allant du caramel clair au noir, lui-même nuancé. Noir clair du hochepot de volaille, teinté au pain brûlé, ou noir sombre, obtenu à l'aide de mûres écrasées.

Muscade et cannelle donnent du brun et du roux, que l'on obtient que l'on obtient plus simplement en faisant revenir des oignons dans la graisse. Le rose est autant apprécié en peinture qu'en cuisine, notamment dans la sauce à l'ail, colorée à l'aide de cerises écrasées et de grains de raisin noir.

Parce qu'il évoque l'or, le jaune s'impose dans la cuisine noble. On parle de dorure pour les têtes de chèvre et pour la gelée dorée, peinte ou parsemée de paillettes. Cette couleur est parfois obtenue par l'application de feuilles d'or. En Avignon, les jours de fête, le pape mange des hosties dorées.


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4/ La décoration des plats


Le goût de l'héraldique s'affiche jusque dans les potages; le cuisinier joue sur le saupoudrage de persil haché ou de cannelle et de sucre en poudre pour créer des plats bicolores, à l'image des livrées mi-partie des serviteurs. Il peint les armoiries seigneuriales sur les gelées, cuit des tartes en forme d'échiquier. Il imite les décors floraux des manuscrits en disposant des fleurs sur ses plats; une violette, des dragées vermeilles, des grains de grenade, des feuilles de laurier ornent la gelée de poisson et de lapereau.

A l'image des grotesques des manuscrits, le cuisinier s'affaire à fabriquer des monstres en cousant ensemble des moitiés d'animaux différents et compose des scènes humoristiques, tel "le coq heaumé" (c'est à dire portant un heaume sur la tête), déguisé en chevalier, à cheval sur un cochon de lait. Ses entremets font l'objet de mises en scène théâtrales. Il cuit de vastes tourtes en forme de château ou en manière de bosquet, qui laissent s'échapper des enfants ou des petits oiseaux quand on soulève le couvercle de pâte.

Astucieux, il déguise des boulettes de viande en pommes vertes ou jaunes, fait passer du boeuf pour de l'ours, du porc pour du sanglier, des poussins pour des perdreaux. Farceur, il transforme en vin rouge du vin blanc en y plongeant des fleurs de nielle. Il exprime ainsi les goûts de l'aristocratie.

Au palais, la cuisine médiévale est un art à part entière, même s'il est éphémère.