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Ça s'est passé à Paris un 9 décembre

Écrit le mercredi 6 décembre 2017 05:32

mercredi, 06 décembre 2017 05:32

Ça s'est passé à Paris un 9 décembre

Le 9 décembre 1896

Paris fête la plus grande actrice du 19è siècle



Organisée par les célébrités du monde artistique et littéraire, cet événement, auquel le Tout-Paris assiste, rassemble 500 convives et se déroule au Grand Hôtel, avant un gala donné au Théâtre de la Renaissance, que la plus grande tragédienne du XIXe siècle âgée de 52 ans dirige alors
C’est le critique dramatique Adolphe Brisson — qui plus tard prendra la direction des Annales politiques et littéraires, revue fondée par son père, l’éditeur de presse Jules Brisson — qui nous livre un compte-rendu de cette journée mémorable au sein du numéro du 15 décembre 1896 de la Revue illustrée.

Premier acte. — La salle des Fêtes du Grand-Hôtel est superbement parée. Sur un échafaudage a été placée la table d’honneur, couverte d’une profusion de cristaux, de verdures, de corbeilles de roses, au sein desquelles scintillent des lampes électriques — fleurs lumineuses et multicolores. Au centre s’élève un dais qui tout à l’heure abritera Phèdre. Ce dais est en velours bleu ; il est fermé par une tapisserie des Gobelins et suspendu par des cordelières à crépines d’or. A cette table, destinée aux personnages les plus considérables de l’assemblée, aboutissent d’autres tables plus étroites, où les couverts et les sièges sont pressés.

C’est là que se tiendront les obscurs admirateurs, heureux d’acclamer leur souveraine. A midi trois quarts, tous les convives sont arrivés. On n’attend plus qu’ELLE. Soudain, un murmure s’élève ; des applaudissements furieux éclatent. Elle arrive. Elle paraît. Mme Sarah Bernhardt aurait pu gagner discrètement la place qui lui était réservée. Mais il était plus convenable qu’elle s’offrît d’abord à l’adoration des cinq cents convives qui étaient impatients de la contempler.

Elle n’a pas eu le courage de les priver de ce plaisir. Au lieu de pénétrer de plain-pied dans la salle, elle y descend par l’escalier en colimaçon qui se trouve dans l’angle, à gauche, près du drawing room. Avec quelle grâce elle opère son entrée, je n’essayerai pas de vous le peindre. Rappelez-vous l’apparition de Cléopâtre au premier acte du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau. A chaque marche, son corps harmonieux fléchit, s’incline sur la rampe — telle une liane flexible secouée par l’orage.

Son visage est pâle, une larme perle au coin de ses yeux. Elle comprime les battements de son cœur. Sa cour la suit, où l’on remarque, confondus, l’ironique Lemaître [le critique dramatique Jules Lemaître (1853-1914)] et l’ardent Bauër [le polémiste Henry Bauër (1851-1915), fils naturel d’Alexandre Dumas], le prudent Halévy [le librettiste et dramaturge Ludovic Halévy (1834-1908)] et Clairin l’enthousiaste [le peintre et illustrateur Georges Clairin (1843-1919)], Silvain aux poumons de bronze [le comédien, sociétaire de la Comédie-Française Eugène Silvain (1851-1930)] et Catulle aux cheveux bouclés [l’écrivain et poète Catulle Mendès (1841-1909)], le subtil Jean Lorrain [pseudonyme de l’écrivain Paul Duval (1855-1906)] et le sage de Bornier [le poète et dramaturge Henri de Bornier (1825-1901)]. N’oublions pas François Coppée [poète et dramaturge (1842-1908)] dont la gaieté est toujours allègre et Victorien Sardou [dramaturge (1831-1908)] avec son sourire impénétrable de vieux prélat diplomate.

Et maintenant que la fête commence !... Tout le monde s’assied, les valets circulent, on n’entend plus que le cliquetis des fourchettes remuées. Je ne vous dirai pas si le déjeuner fut succulent, et pourquoi certaine poule au riz s’appelait sur le menu poulet Sardou et pourquoi certain gâteau aux amandes portait le nom de gâteau Sarah Bernhardt. Suffit que le gâteau fut onctueux et le riz convenablement crevé. Ni l’un ni l’autre ne laissait à désirer... Je considère mes voisins et mes voisines. Je n’aperçois pas Mounet-Sully, ni Mme Reichenberg. La Comédie-Française n’a pas cru devoir s’associer à cette manifestation en y déléguant son grand doyen et sa petite doyenne. Mme Réjane a imité l’attitude de la Comédie-Française.

En revanche, les théâtres d’opérette sont largement représentés. Mmes Mily Meyer, Marcelle Lander, Jeanne Granier, Alice Lavigne, Gilberte, Rose Lion et Marie Magnier ont tenu à affirmer leur sympathie bien connue pour la littérature classique. On les accueille avec joie et leur beauté piquante corrige ce que la réunion pourrait avoir de trop solennel. Je discerne encore, au bout d’une table, loin, très loin de l’estrade, où siègent le comte de Montesquiou-Fezensac et Edmond Haraucourt, le plus célèbre de nos chroniqueurs, Henri Fouquier, et le plus populaire de nos oncles, Francisque Sarcey...

Un petit coup frappé sur les verres. C’est le moment des toasts. M. Victorien Sardou se lève et, d’une voix à peine distincte, murmure son compliment. Il y exalte en termes exquis, non pas seulement la gloire de Sarah, mais ses vertus ; il boit à la tragédienne et à la femme, à la grande Sarah et à la bonne Sarah... Sarah a écouté, frémissante, ce speach cordial. Elle a saisi la main de son auteur préféré. Et, de nouveau, des pleurs gonflent ses paupières. Elle l’embrasse, elle s’écrie : A vous tous, merci, merci, merci ! Et à tous les assistants elle envoie du bout des doigts et des lèvres un baiser passionné, un baiser immense, qui s’envole par-dessus leurs têtes et s’adresse à Paris, la ville lumière, patrie des arts et des lettres.

Cependant Henry Bauër a fait un signe. L’orchestre et les choristes d’Edouard Colonne entonnent l’hymne composé par. M. Gabriel Pierné sur des paroles de M. Armand Silvestre. La musique est pieuse et les paroles ferventes. Sarah y est divinisée. Le poète l’invoque sur le ton de la prière :

Vois tous ces fronts penchés qu’incline ton génie,
Vois tous ces cœurs ouverts par la grâce domptés,
Toi qui rendis leur voix aux rythmes désértés,
Toi l’héroïne antique et la fleur rajeunie.
De suaves accords de harpe, de belliqueux accents de trompette soutiennent ces litanies. Et, pendant une seconde, nous avons l’étrange sensation d’être dans un temple, devant l’autel d’une idole fabuleuse. Et nous cherchons le prêtre qui officie, et nous sommes étonnés de ne pas voir monter vers le ciel, aux pieds de Sarah, la fumée des cassolettes.

Second acte. — A la Renaissance. — Les convives se retrouvent dans les couloirs du théâtre, et quelques-uns paraissent fort animés. L’enthousiasme et les vins généreux ont porté au paroxysme leur exaltation. C’est un excellent public. Au reste, la tragédienne n’a pas besoin d’indulgence : elle met une coquetterie suprême à se montrer sublime. Et vous savez que rien ne lui est impossible. Elle a choisi judicieusement l’épisode de la déclaration de Phèdre, où elle est incomparable, et l’acte de Rome vaincue qui lui valut, jadis, un si beau triomphe. Elle les joue à ravir, avec une douceur et une douleur pénétrantes. Les ovations se multiplient, éclatent de scène en scène, de vers en vers. Sarah chancelle, tend les bras, frissonne de bonheur. O minute inoubliable !...

Attendez pourtant... Il lui reste à se faire couronner. Cette cérémonie, à laquelle prennent part une demi-douzaine de poètes — et non des moindres — excite une vive curiosité. Pendant l’entr’acte, on s’aborde, on s’interroge fiévreusement.

M. de Bornier est fort entouré. Est-il de la troupe des « poètes couronnants » ? Viendra-t-il dire un sonnet ? Il s’en défend avec modestie : « Je suis trop court de taille. Il faut avoir six pieds, au moins, pour étendre une palme sur la tête de Sarah ! » Les trois coups sont frappés. L’heure auguste va sonner. Le rideau s’écarte. Et voici le spectacle que nous sommes admis à contempler : Au centre, un trône, auquel on accède par des degrés, habillés de pourpre. Derrière le tronc, un vélum, où des roses sont piquées. Sur le trône, la tragédienne, dans le costume de Phèdre. A droite, le personnel du théâtre, acteurs, actrices, administrateurs et secrétaires. A gauche, les « troubadours » tenant en main un papier, pour secourir, s’il en est besoin, leur mémoire défaillante. Enfin, au second plan, se dissimulent les membres du Comité, qui, n’étant pas poètes, n’ont pas à déclamer d’alexandrins, ce dont ils ne sont point autrement marris.

Devant la rampe, à côté de l’avant-scène, se tient un monsieur très grave, chargé d’introduire les ambassadeurs. C’est le chef du protocole. Il annonce : M. Tixier, président de l’Association des étudiants. M. Tixier s’avance sans embarras, et débite un petit discours, fruit d’une improvisation laborieuse, mais néanmoins agréable : l’immortel génie et l’éternelle jeunesse de Sarah y sont correctement célébrés : « Nous sommes la jeunesse éphémère, vous êtes la jeunesse qui ne passe pas. » On ne saurait être plus galant. Et l’assistance indique par ses applaudissements qu’elle partage l’opinion de M. Tixier. Sarah écoute avec bienveillance et abandonne ses doigts à M. Tixier, qui y pose ses lèvres dévotement.

Puis, les aèdes défilent. M. Coppée, qui n’aime pas qu’on lui parle du Passant, se réconcilie pour une fois avec Zanetto et, rejoignant le présent au passé, évoque l’avril du talent et l’avril de la nature. Cet exquis morceau, conçu sur le mode attendri, reçoit un accueil chaleureux. Sarah Bernhardt était demeurée assise pour M. Tixier, elle se met debout pour M. Coppée (observez, s’il vous plaît, cette nuance). L’auteur des Humbles lui applique un baiser sur les joues, signe d’affection, puis sur la main, signe de respect. Celte pantomime est fort gentiment exécutée. M. Coppée rentre dans le rang... Au suivant !...

Le suivant est M. Mendès. L’émotion lui serre la gorge et sa diction s’en ressent. Et son sonnet produit moins d’effet qu’il n’en eût produit s’il eût été débité d’un accent sonore. Successivement apparaissent M. André Theuriet, l’homme des bois, M. Edmond Haraucourt, l’homme du Trocadéro, M. Morand qui remplace M. José-Maria de Heredia et détaille timidement un morceau, dont on ne saisit que des bribes. Il y est question d’ « étalons qui ruent », de « génisses qui beuglent ». Ne m’en demandez pas davantage. Le sonnet de M. José-Maria de Heredia sera imprimé dans la suite des Trophées, à supposer que M. José-Maria de Heredia donne une suite aux Trophées et vive assez vieux pour accomplir ce labeur.

Arrive enfin M. Eugène Rostand. Il est mince, il est sanglé dans son habit à qui il ne manque que d’être bleu barbeau pour dater de 1830. Et d’une voix claire, que la crainte ne fait pas trembler, il récite quatorze vers précieusement ciselés et pleins d’idées. Tous les cœurs vont à M. Eugène Rostand qui, nouveau Rodrigue, a vaincu le Sarrasin Haraucourt et Don Gormas-Heredia. Gloire à Rostand ! Gloire à Sarah !... Sarah laisse tomber ses regards alanguis sur les poètes rangés au pied de son trône. Elle est transfigurée. Elle est merveilleusement jolie !... Elle a vingt ans !...

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