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Ça s'est passé à Paris un 10 janvier

Écrit le mardi 10 janvier 2017 04:37

mardi, 10 janvier 2017 04:37

Ça s'est passé à Paris un 10 janvier

Le 10 janvier 1870

Le journaliste le plus visité du Père Lachaise


En mai 1868, Victor Noir est le rédacteur en chef du Pilori, un hebdomadaire éphémère qui présente l'originalité d'être imprimé en caractères rouges et auquel contribuent notamment Arthur Arnould, Alexis Bouvier, Louis Combes, Édouard Lockroy, Eugène Razoua et Jules Vallès.

Le prince Pierre-Napoléon Bonaparte est le fils de Lucien, frère du premier empereur et, par conséquent, un parent de Napoléon III régnant. Ardent libéral et député corse d’extrême gauche en 1848, il s’éloigne de la vie politique après le coup d’État du 2 décembre 1851 de son cousin Napoléon III. Au début de l’année 1870, il sort pourtant de sa réserve pour répondre par un article virulent, paru dans le journal L’Avenir de la Corse, à une attaque anti-bonapartiste du journal bastiais La Revanche, et y désignant les républicains de l’île pas moins comme « des traîtres et des mendiants », destinés à être massacrés et mis « le stenine per le porette », autrement dit : « les tripes au soleil ».

La polémique enfle entre les journaux insulaires. Le journal La Marseillaise, d’Henri Rochefort, opposant systématique au régime, mène alors une campagne contre l’Empire. L’erreur de La Marseillaise est de s’immiscer dans une « affaire corse ». Pierre Bonaparte n’admet pas l’insulte personnelle contre sa famille de la part d’un obscur « manœuvre de Rochefort ». Le célèbre et bouillant journaliste reçoit donc du prince un « cartel » provocateur. Rochefort, d’un tempérament vif, est de longue date un familier des duels. Il s’est jadis frotté au prince Murat lui-même. Il envoie donc au prince Bonaparte ses deux témoins employés au journal : Jean-Baptiste Millière et Arnould, lesquels vont arriver trop tard au lieu de rencontre.

Entretemps, Paschal Grousset, ardent patriote corse et correspondant parisien de La Revanche, ressent lui aussi l’injure. Grousset a précédemment travaillé au journal dynastique L’Époque comme collaborateur scientifique et au journal Le Rappel. Afin d’obtenir du prince Bonaparte la rétractation de son article injurieux ou à défaut la réparation par les armes, il dépêche deux témoins amis, Ulrich de Fonvielle et Victor Noir. Ceux-ci arrivent au domicile du no 59 rue d’Auteuil et sont reçus par le prince, tandis qu'à l'extérieur Grousset attend dans une voiture le résultat de l'entrevue en compagnie d'un confrère journaliste et écrivain, Georges Sauton.

Le prince est contrarié. Ce sont les témoins de Rochefort, envers qui il éprouve une haine farouche, qu'il attend. Il dit n'avoir rien à répondre à Grousset, mais demande à ses témoins s'ils se considèrent comme solidaires des « charognes » de Rochefort et de son équipe. Ulrich de Fonvielle et Victor Noir répondent qu'ils sont « solidaires de leurs amis ». La rencontre tourne mal, le prince sort de sa poche un revolver chargé et armé, tire par six fois et blesse mortellement Victor Noir.

Fonvielle rapporte que Noir aurait reçu un soufflet alors que le prince déclare par écrit s'être senti menacé après avoir été frappé au visage par le « grand » (Victor Noir). Selon Bonaparte, Fonvielle aurait eu un revolver dans sa poche. Il aurait tenté de s’en servir, mais, dans la précipitation, ne serait pas parvenu à l’armer.

Sur les six coups de son revolver, Bonaparte ne tire qu'une balle fatale. Fonvielle échappe aux balles mais Noir, touché à la poitrine, s’enfuit par les escaliers et s'écroule sous le porche.

Émile Ollivier, le chef de gouvernement, fait arrêter Pierre Bonaparte et, prudent, fait organiser les funérailles de Noir à Neuilly-sur-Seine, suivant le vœu de la famille, permettant ainsi de limiter les débordements, loin des quartiers populaires.

Malgré cela, plus de cent mille personnes se déplacent et initient une agitation anti-bonapartiste qui prélude à la chute du Second Empire. Les obsèques du 12 janvier sont frénétiques. Des gens du peuple coupent les traits des chevaux pour tirer le char funèbre à leur place. On croise dans cette foule Eugène Varlin, Louise Michel (qui prend le deuil après les funérailles), Jean-Baptiste Millière…

Ce fait divers, impliquant un illustre personnage, fait grand bruit. Napoléon III, déjà politiquement malmené, devient livide et reste fort chagriné à l'annonce de la nouvelle. Pierre Bonaparte est arrêté le soir même. Il est rapidement acquitté, mais condamné à des dommages-intérêts par la Haute Cour de justice, tandis que Rochefort, Fonvielle et Grousset sont condamnés. L’obscur employé de rédaction devient dans l’heure un héros national. L’Empire qui vacille déjà, est l'objet d'une vindicte populaire sans précédent, enflée par les catilinaires de Rochefort : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin… ». Le Second Empire, après Sedan, ne devait d'ailleurs guère survivre à Victor Noir.

En 1891, la dépouille, devenue un symbole républicain, est transférée à Paris au Père-Lachaise. Jules Dalou, ardent défenseur de la République, réalise son gisant en bronze, où Noir apparaît dans l’état où il aurait été trouvé après le coup de feu. L’œuvre est conçue dans un réalisme dénué de tout ornement. La bouche est ouverte et les mains gantées, les vêtements dégrafés, le chapeau a roulé. Suivant la technique courante à l’époque, Dalou modèle d’abord la figure nue avant de l’habiller, dotant en l'occurrence son œuvre d'une virilité bien moulée par le pantalon. Ce réalisme anatomique entraîne certaines personnes superstitieuses à toucher le gisant depuis des années, d’où une oxydation disparue de la patine et une érosion du bronze sur le relief du visage, l’impact de balle, la partie virile et les chaussures, que présente la statue de nos jours. Un folklore veut en effet que les femmes en mal d’enfants touchent le gisant afin d’être rendues fertiles. C’est surtout par cette tradition, toujours en vogue, qu’est connue la sépulture de Victor Noir.

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