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L'état d'esprit des étudiants au XIXè et au XXè siècle

Écrit le vendredi 6 avril 2018 19:40

vendredi, 06 avril 2018 19:40

L'état d'esprit des étudiants au XIXè et au XXè siècle

L'état d'esprit des étudiants au XIXè et au XXè siècle

 

Lorsqu’en 1909 est posée la première pierre de la nouvelle Maison des Etudiants, le journaliste et romancier Alfred Capus, futur Académicien, prononce une piquante harangue, comparant l’état d’esprit des étudiants du siècle passé à celui qui vient d’éclore, c’est-à-dire selon lui les « gaspilleurs d’existence » de jadis aux jeunes gens contemporains alliant gaieté et sens des responsabilités
L’Etudiant : ce mot seul aura toujours le don de nous émouvoir. Car c’est un des plus gais et des plus heureux de notre langue, un de ceux qui vibrent le mieux et qui contiennent le plus de sens. Etudiant ! c’est un mot qui évoque, à la fois, la jeunesse, l’amour de la vie et le travail : voilà pourquoi il sonne si joliment et si fièrement à nos oreilles.

Quand nous le prononçons, c’est toute une série d’images joyeuses, tendres, pittoresques, héroïques même, qui nous arrive aussitôt à l’esprit ; c’est presque un siècle de souvenirs et de légendes, depuis le jour fameux où la jeunesse des Ecoles passa les ponts en tumulte et fit irruption sur la rive droite pour venir se mêler aux combattants de Juillet, jusqu’à cette heure où, ayant pris de son rôle une conscience différente, elle veut, sur la rive gauche, dresser la maison pacifique des Etudiants. C’est entre ces deux dates que se déroule l’histoire moderne du Quartier Latin et de la jeunesse française.

Lorsque les étudiants de 1830 rentrèrent au Quartier Latin, après avoir fait le coup de feu et chanté sur les barricades des chansons de liberté, ils emportaient avec eux toutes les illusions et toutes les ardeurs. Ils étaient surexcités par le combat et par la victoire, et ils agirent comme des vainqueurs. Ils mirent la rive gauche au pillage, je veux dire qu’ils s’amusèrent beaucoup. Et non seulement ils s’amusèrent beaucoup, mais ils s’amusèrent bruyamment, avec éclat, avec défi. Ils défiaient les bourgeois, les gens paisibles et ennemis des révolutions, et ils jetaient à la société régulière des imprécations romantiques. En somme, ils menaient, sans le moindre souci des lendemains, une vie accidentée et charmante.

Ce fut, vous le savez, l’illustre période de la bohème. Elle a été célébrée par de grands poètes, par des artistes exquis ; elle fait partie de l’histoire de nos mœurs. Elle est aussi d’une allure très française et nous offre des signes essentiels de notre caractère : la fougue, le caprice, la bravoure, l’ironie et le désordre. Et les légendes qui en sont sorties nous charment encore aujourd’hui. Le temps, les dures époques qui les ont recouvertes, ne leur ont pas enlevé, cependant, toute leur grâce ni tout leur parfum.

Nous avons beau, sentir que nous sommes, désormais, incapables de revivre des heures pareilles à celles-là, elles nous poursuivent encore de leur sourire et de leur fantaisie ; nous éprouvons encore de la tendresse pour ces jeunes femmes volages que nos grands-pères affirment avoir aimées, pour ces Musettes et pour ces Mimis en compagnie desquelles ils poursuivaient le cours de leurs études. C’étaient, paraît-il, de délicieuses créatures, sincères et désintéressées. Croyons-en sur parole ceux à qui elles ont laissé de si tendres souvenirs ; ne cherchons jamais à connaître la vérité sur ces lointaines aventures et profitons seulement de leur poésie. La grisette et l’étudiant ! ce n’est peut-être qu’une fable, mais elle est immortelle.

Un sage très ancien a dit : « Le cours du monde est un fleuve immense où il n’est pas donné à l’homme d’entrer deux fois. » Je ne connais pas, sur l’histoire et sur la vie, de plus juste, ni surtout de plus consolante pensée. Qu’est-ce qu’elle signifie, en effet ? Que la vie, comme l’histoire, est sans cesse changeante, mobile et diverse ; qu’il n’y a pas deux heures semblables ; qu’on peut regretter celle qui vient de s’enfuir, mais qu’on ne peut pas la reprendre, et qu’il faut songer à celle qui, en sonnant, va ébranler l’air autour de nous.

Que nos étudiants d’aujourd’hui soient bien différents de ceux qui aimèrent Musette et qui chantèrent sur des barricades, cela est mille fois évident ; mais combien il serait puéril de le déplorer ou de le leur reprocher ! Ce sont, comme l’étaient leurs aînés, de jeunes Français amoureux de la vie, mais ils l’aiment autrement. Et la vie elle-même a tellement changé de décor, d’aspect et de sens ! Des conditions si nouvelles s’y sont introduites ! Elle est devenue si compliquée, si intense, que la jeunesse de nos Ecoles en devait, nécessairement, recevoir la secousse et se transformer à son contact.

Donc, comme leurs aînés, les étudiants de 1909 ont subi l’étreinte de leur époque, et ils ne pouvaient pas s’y dérober. Si la vie actuelle ne comporte plus, même pour de jeunes hommes, autant de fantaisie et de laisser aller qu’autrefois, est-ce leur faute ? Au lieu d’un Quartier Latin pittoresque et tortueux, ils ont trouvé une cité large et aérée : on ne peut pas mener la vie de bohème dans des quartiers neufs, entre des maisons à cinq étages et dans des rues sillonnées d’automobiles. Il faut, pour cela, des pavés pointus, des trottoirs étroits et des passants familiers ; il n’y en a plus.

Remarquez que je ne prétends pas vous donner nos étudiants pour des gens sérieux, économes, rangés, et pour les modèles déjà de toutes les vertus. Ce ne serait pas faire leur éloge et ce serait très fâcheux, et, Dieu merci ! ils n’en sont pas encore là. Car, s’ils étaient rangés, à leur âge, à quel âge se dérangeraient-ils ? Et, s’ils étaient déjà sérieux, ils se prépareraient une vieillesse bien frivole. Mais je ne suis pas inquiet sur leur compte, et je sais que, dans le sérieux, ils ne dépassent jamais une certaine limite, d’abord, parce qu’ils sont jeunes, et, ensuite, parce que ce sont nos compatriotes.

Mais, tout de même, il ne faut pas craindre de le dire hautement, ce ne sont plus des bohèmes, ni des gaspilleurs d’existence, et qu’importe, s’ils ont conservé les plus nobles et les plus riantes qualités de la jeunesse ? Et il suffit de les connaître un peu pour savoir que ces qualités-là, ils les ont abondamment. Ils ont la générosité, la cordialité, la gaieté ; ils se connaissent les uns les autres ; ils s’intéressent passionnément à la vie générale ; ils sont infiniment sensibles à toutes les idées, à tous les sentiments contemporains, et c’est ainsi que, peu à peu, dans ce grand corps des étudiants de l’Université de Paris, est né un des meilleurs sentiments d’aujourd’hui, un de ceux qui feront peut-être pardonner à notre temps bien des tares et bien des fautes, — le sentiment de la solidarité.

Les étudiants de toutes les Facultés et de toutes les Ecoles supérieures, qui avaient toujours vécu assez isolés, chacun chez soi, se sont aperçus qu’ils avaient ceci de commun qu’ils appartenaient à la même génération ; qu’ils partaient pour la vie à la même heure, et que, tout le long de l’existence, par conséquent, ils allaient se rencontrer, se heurter aux mêmes difficultés et aux mêmes problèmes ; qu’ils allaient être obligés, enfin, de lutter et de vivre ensemble. Et, alors, ils sont allés joyeusement les uns vers les autres, la main tendue, et ils ont fondé l’Association générale des Etudiants de Paris.

Je ne m’étendrai pas sur son organisation et sur son but. Vous les connaissez aussi bien que moi. Vous savez quels liens solides elle a créés entre ses membres ; vous savez qu’elle n’est pas simplement une association de plaisir, de sport, de fêtes, mais qu’elle est aussi et qu’elle deviendra, de plus en plus, une vaste union fraternelle, où de jeunes hommes feront l’apprentissage de leurs devoirs prochains. Ils découvriront la force de l’aide mutuelle, ils s’y exercent déjà. Hélas ! ils n’en trouveront que trop souvent l’occasion, car il y a aussi les drames et les misères de la jeunesse. La pauvreté de l’étudiant a beau se masquer de gaieté et de sourire, elle est la pauvreté tout de même.

Vous sentez bien, maintenant, pourquoi cette association est si populaire, et pourquoi ni la sympathie ni les plus hauts patronages ne lui ont jamais fait défaut. Mais voilà ! elle a beau être très prospère, elle a beau être pleine de confiance dans l’avenir, il lui manque encore quelque chose : c’est d’avoir un centre, un point d’appui, un lieu où elle soit bien chez elle, où elle puisse s’organiser définitivement ; il lui manque, enfin, la maison familiale d’où partira sa tradition. Ce sera la Maison des Etudiants.

Et ils l’auront bientôt, dressée en plein quartier des Ecoles, grâce à tant de concours. Ces concours, je devine que personne ne les leur marchandera pour achever leur oeuvre. Ils les méritent par leur patience, par leurs efforts, et aussi — soyons justes — par la juvénile sérénité avec laquelle ils demandent de l’argent a tout le monde. Là, reconnaissons-le, les étudiants d’aujourd’hui rentrent dans la charmante tradition de ceux d’autrefois, des étudiants du temps des grisettes. Comme eux, ils ont toujours besoin d’argent, et ils ne mettent pas de fausse honte à l’avouer. La différence, c’est qu’ils ne vous le demandent pas, cet argent, pour payer à souper à Musette ou à Mimi, mais bien pour construire une maison. Et ce n’est pas un cadeau, c’est un placement, et, c’est le cas de le dire, cette fois-ci, un placement de père de famille.

Ce sont vos enfants, en effet, que vous allez aider à se grouper, à se connaître et à s’aimer. Les étudiants d’aujourd’hui, c’est la société et l’histoire de demain. S’ils ont mis, pendant des années, en commun leurs espérances de jeunesse, la vie aura plus de peine à les désunir, et, moins divisés que nous, nous avons l’espoir qu’ils apporteront, dans l’âpreté de nos luttes, des paroles de conciliation.

Voilà le grand rôle qu’ils ont à jouer. Et ils le savent, et ils s’y préparent. Et il n’y a pas, pour nous tous, d’œuvre plus utile que de les y aider de toutes nos forces.

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